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Le Géomètre de l’inutile

PAUL HELBRONNER, GEOMETRE DE L’INUTILE

 

A la fin du XIX° siècle, militaires et touristes s’affrontent à propos de la carte dite d’état-major. Ces derniers la jugent défectueuse, dangereuse, fausse en un mot, et ce à tous points de vue : dessin, noms de lieux, altitudes.

Chef du service cartographique, le général Berthaut leur répond que cette oeuvre de longue haleine ne saurait être parfaite du premier coup, qu’ils en sont les utilisateurs les plus exigeants, et qu’en fait ils utilisent cette carte dans un but pour lequel elle n’a pas été conçue.

Sans attendre que la lourde machine administrative et militaire remette l’ouvrage sur le métier, des pionniers de l’alpinisme entreprennent de dresser des cartes partielles des massifs les plus fréquentés (Guillemin pour l’Oisans, Vallot pour le Mont Blanc, Schrader pour les Pyrénées).

Presque seul, Paul Helbronner (1871-1938) s’attelle en 1900 à l’oeuvre gigantesque d’une Description géométrique détaillées des Alpes Françaises. Il ne s’agit rien moins que de dresser le canevas géodésique (les points d’appui) sur lesquels à l’avenir la carte définitivement exacte pourra être levée.

Au cours de 24 années de campagnes, soit 78 mois de séjour en haute montagne, qu’il relate presque au jour le jour dans les revues d’alpinisme, P. Helbronner réalise plusieurs centaines d’ascensions. Il complète son travail géodésique d’aquarelles et surtout de photographies, plus de 150 000. Grâce à d’ingénieux procédés, il réalise des tours d’horizon. Celui du Mont Blanc mesure 6,50 m de long, et celui du Mont Thabor, 3 m.

Certains sommets sont rehaussés de cairns de plusieurs mètres de haut sur lesquels les visées depuis les autres sommets seront faites. Les altitudes sont déterminées avec précision.

Pour le public que ne passionne pas les séries de logarithmes, c’est à peu près tout ce qu’il y a d’accessible dans cet incroyable travail acharné que réalise P. Helbronner, géomètre et aventurier d’un monde dont il démontre que les limites n’existent pas, tant que l’équation n’en a pas été établie.

Le sommet de la Barre des Ecrins est rapporté de 4103 m à 4100 m, le Grand Pic de la Meije passe de 3987 à 3982,3 m, mais l’Aile froide, les Bans, le Sirac gagnent quelques mètres.

L’oeuvre inhumaine, désincarnée, obsédante ne peut faire oublier que Paul Helbronner vit intensément chaque pas qu’il fait en montagne et c’est dans le style fleuri de l’époque qu’il fait ses confidences de chef d’expédition. Comme ses collègues Coolidge, Tuckett et Duhamel, s’il goûte le plaisir d’une ascension réussie et d’un lever de soleil sur les montagnes roses, il ne peut s’abandonner à la rêverie, car son travail ne fait alors que commencer : « tout cela doit être surmonté dès que le théodolite sort de son étui ».

Cela demande des moyens. Il faut trois hommes pour une expédition d’une journée et sept si un bivouac est nécessaire. L’un porte le matériel géodésique, un autre l’appareil photographique, un troisième les plaques. Si l’armée et l’université fournissent quelques uns des guides et porteurs indispensables, c’est grâce à sa fortune personnelle qu’Helbronner peut mener à bien son projet.

Quand il s’éteint, à Paris, le 18 octobre 1938, il a la satisfaction de savoir son oeuvre publiée : 12 tomes, de grand format, bourrés de photos et de chiffres. Mais il n’a pas pu ne pas pressentir que les progrès de l’aviation allaient révolutionner la géodésie et qu’à l’avenir son travail ne resterait dans les mémoires que par la démesure, la leçon d’obstination et l’obsession géométrique.